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LA BARONNE DE BASTARD

Il y a 40 ans, dans la nuit du 30 au 31 août 1968, le château de Hautefort brûla et l’incendie, accidentel, détruisit le logis central du château, ne laissant subsister, à l’aube, que des murs calcinés. Sans attendre, la propriétaire du château, la baronne Henry de Bastard (1901-1999), sans doute par devoir, mais avant tout certaine de l’importance du monument pour le Périgord et pour la France, en décida sa reconstruction. « Je ferai l’impossible pour assurer sa reconstruction ! 1 » Aujourd’hui, grâce à ses efforts, la trapue et majestueuse silhouette de Hautefort domine toujours le paysage environnant. Malgré l’ampleur des dégâts, la trop maigre indemnisation accordée par les assurances et l’incertitude d’un soutien des administrations locales et nationales, elle n’hésita pas. Sa volonté, instantanée et profonde, de reconstruire Hautefort reçut l’appui spontané des résidents du village, du canton et au-delà. Son élan conduisit la direction des Monuments Historiques et d’autres pouvoirs publics à participer à l’effort entrepris.

Bulletin de la Société Historique et Archéologique du Périgord – Tome CXXXV – Année 2008

Un miracle en Périgord : Mme de Bastard et la reconstruction du château de Hautefort par Thomas McDONALD

 

Une première restauration

On ne peut comprendre l’étendue du désastre et la résolution, courageuse, de Mme de Bastard de sauver Hautefort, qu’en revenant à l’année 1929. À cette date, le baron et la baronne de Bastard firent l’acquisition du domaine de Hautefort, qui comprenait, outre son château perché au-dessus du village, une douzaine de propriétés couvrant une superficie de plus ou moins 400 hectares.

Précisément, l’ensemble fut acheté par la société Domaine de Hautefort, créée et financée par le père de Mme de Bastard, David David-Weill (1871-1952), dirigeant de la banque d’affaires Lazard 2. Le château était, en 1929, dans un état de grande vétusté, vaste, impressionnant, mais inhabitable.

De 1929 à 1939, de grands travaux de restauration furent entrepris sans aide ni subvention. En 1968, dans une lettre au ministère des Affaires culturelles, Mme de Bastard se souvenait que « les travaux, entrepris aussitôt grâce à mon père, ont atteint plus de 3 milliards d’anciens francs (30 millions NF), sauvant la charpente, recouvrant le toit, consolidant les murs… ».

Les travaux reprirent après la guerre et, toujours selon le souvenir de Mme de Bastard, s’élevèrent à 47 millions d’anciens francs, l’aide de l’État atteignant peu ou prou 45 % de cette somme 3.

En 1968, à la veille du désastre, le château était restauré et habité. Un article, paru en mai 1968 dans les colonnes de Maison et Jardin, soit quelques mois avant l’incendie, fut consacré à Hautefort sous le titre « Un grand monument sauvegardé ». Quelle ironie, à la lumière de la catastrophe à venir, pour cet article qui se fit fort « de mettre en lumière l’extraordinaire travail de restauration réalisé par le baron, puis la baronne Henri de Bastard au château de Hautefort : ce chef-d’œuvre du Périgord est, grâce à eux, ressuscité ».

 

Mme de Bastard.

Le château se prêta également aux tournages comme en témoignent encore les scènes du Capitan d’André Hunebelle avec Jean Marais et Bourvil (1960), du Chevalier de Pardaillan de Bernard Borderie (1962), ou de The Eye of the Devil (L’OEil du malin) de J. Lee Thompson avec David Niven, Deborah Kerr et Sharon Tate (1967). Seulement quarante-huit heures avant l’incendie, se terminait le tournage d’un téléfilm, L’Instinct de bonheur d’André Maurois.

Mais, avant tout, le château était, sur une grande partie de l’année, la résidence de Mme de Bastard pour qui, depuis plusieurs décennies, tous les habitants de Hautefort et des villages alentours avaient profond respect et amitié.

 

La nuit du désastre

Le jour de l’incendie fut de ceux qui composaient le quotidien estival d’une châtelaine bien occupée. Une réception suivie d’un dîner pour les Vieilles Maisons Françaises (VMF)4 était organisée avec comme invités d’honneur, la marquise de Amodio, présidente nationale des VMF, le marquis de Amodio et la comtesse Humann. Un groupe de jeunes gens parmi lesquels se trouvaient des enfants d’amis, visitait, avec la permission de Mme de Bastard, le château et ses combles. Le rapport de police nous apprenait plus tard que deux adolescentes, qui fumaient, avaient jeté, inconsciemment, leurs mégots dans la sciure des combles.

Au milieu de la nuit, le feu se propagea depuis les combles du château et les flammes ravagèrent l’édifice avec tant de rapidité que Mme de Bastard, ses invités et le personnel eurent à peine le temps de se réfugier dans la grande cour. Les secours même venus depuis Brive et Périgueux ne purent sauver, outre quelques tableaux et tapisseries, que les deux ailes en équerre avec leurs tours respectives.

Dans la matinée de ce 31 août 1968, devant les ruines désolantes, les résidents du village et des alentours ainsi que les personnalités locales se rendirent auprès de Mme de Bastard pour l’assurer d’un soutien de circonstance. « Alors je voyais fondre en une nuit le travail de 40 années, assuré aussi bien par mon mari que par moi-même… ».

 

L’ampleur des dégâts

Parmi les amis qui se rendirent auprès de Mme de Bastard se trouvait Henry de Ségogne, président de l’Union nationale des associations de tourisme (UNAT) et créateur de la Fédération nationale des associations de sauvegarde des sites et des monuments (FNASSEM). M. de Ségogne se chargea d’alerter par télégramme le directeur de l’Architecture du ministère des Affaires culturelles, Max Querrien. Aussitôt averti de la catastrophe par M. de Ségogne, M. Querrien dépêcha sur place Yves-Marie Froidevaux, architecte en chef des Monuments Historiques. Dans une lettre à M. de Ségogne en date du 6 septembre 1968, M. Querrien dit que M. Froidevaux était :

« … un peu moins pessimiste que je ne le craignais. D’après lui, les maçonneries sont moins atteintes que la presse ne le laissait entendre. Seule la façade nord, celle qui s’ouvre sur les fossés, aurait réellement souffert. La façade sur l’arrivée n’est pas endommagée et la façade sur la cour d’honneur le serait relativement peu. »

Bien entendu la charpente et les planchers ont disparu. L’intérieur du château n’était pas classé. En tout état de cause il ne peut s’agir de « reconstituer » un monument historique dans son intégralité. Par contre, la silhouette du château est essentielle à la tenue d’un des sites majeurs de la région. Il est donc infiniment souhaitable de restaurer cette silhouette, en coiffant le château grâce à une charpente en béton, des planchers également en béton venant contreventer les murs et rétablir les niveaux de sol. Resteraient à rétablir les lucarnes, qui heureusement n’étaient pas très nombreuses et, bien entendu, les menuiseries extérieures. Il y en aurait au total pour 6 ou 7 millions, en toute première approximation évidemment. » Les premières estimations furent plus ou moins confirmées après un examen détaillé par un cabinet d’expertise mandaté par Mme de Bastard. L’ampleur des dégâts fut chiffrée, en novembre 1968, à 7 550 000 francs (hors mobilier), outre 300 000 francs de démolitions et de déblayage, par le cabinet Galtrier Frères de Bordeaux.

Pour comprendre ces chiffres, qui ont été confirmés par la suite, il faut, avant tout, souligner qu’il s’agit uniquement du gros oeuvre et des menuiseries extérieures, autrement dit les murs, la charpente, la couverture et les fenêtres. L’évaluation faite par des experts de l’aménagement intérieur et des meubles disparus au cours de l’incendie a été fixée à 1 500 000 francs. Mme de Bastard insista toujours pour que le coût occasionné par la restauration intérieure et le remeublement fut entièrement à sa charge.
7 550 000 francs de 1968, corrigés en valeur constante et convertis en euros, représenteraient aujourd’hui environ la somme de 8 200 000 euros.

 

La baronne s’en va-t’en guerre

Si la décision de Mme de Bastard, qui appelait à la reconstruction de Hautefort, fut personnelle, presque viscérale, et quasi-immédiate, elle sut réunir autour de sa personne des gens de qualité pour la guider et l’assister à rassembler toutes les aides précieuses et nécessaires à l’accomplissement de cette tâche immense : parmi eux, Maurice Dumoncel, un ami de longue date et président-directeur général des éditions Tallandier, Jean de Richemont, son avocat, et Jean Lagrange, secrétaire du syndicat d’initiative de Hautefort. Dès la première semaine de septembre, suite aux nombreuses propositions d’aide et de collaboration reçues pour participer aux travaux de reconstruction du château, Mme de Bastard et ce petit groupe collaborèrent pour créer un comité de soutien qui vit le jour le 20 septembre 1968 sous le nom de « Comité d’aide à la restauration du château de Hautefort ». Le but de cette association dite Le château de Hautefort le matin du 31 août 1968.

« Loi 1901 » était « par tous les moyens matériels et humains […] de recueillir les fonds et les concours sous toutes formes qui seront destinés à aider à la restauration du château de Hautefort… ».

Les autorités et personnalités locales de tous bords furent membres du conseil d’administration du comité : François Mignon, préfet de la Dordogne (président d’honneur), Robert Lacoste, président du conseil général de la Dordogne, Max Sarradet, conservateur des Monuments Historiques, Pierre Janot, député de la Dordogne, le docteur Pierre Queyroi, conseiller général du canton de Hautefort, Michel Sarlandie, maire de Hautefort, le docteur S. Jouhanneaud, et MM. Dumoncel et Lagrange. M. Dumoncel fut nommé président actif et M. Lagrange secrétaire général.

Outre la mission de collecte des fonds auprès du public, l’association s’assigna un rôle plus important encore : celui d’encourager l’État et les collectivités à participer au financement du gros œuvre extérieur du château.

Or, une participation financière, significative, des Monuments Historiques et des autorités régionale et locale pour la restauration d’un château privé était, au regard du climat quasi-révolutionnaire provoqué par les événements de mai 1968, loin d’être acquise. La première étape consista à préciser les intentions de Mme de Bastard sur ce qu’elle entendait faire de Hautefort. M. Dumoncel, dans une note présentée à André Malraux, alors ministre d’État chargé des Affaires culturelles, expliqua que : « Mme de Bastard désire absolument entreprendre, le plus tôt possible, les travaux de reconstruction. Elle y consacrera le montant de l’assurance qui lui sera versé et tout ce qu’elle pourra y dépenser de sa fortune personnelle quoique celle-ci ait déjà été très entamée par les dépenses qu’elle avait faites à Hautefort. »

Et en 1968, déjà, Mme de Bastard voulait créer une fondation ou, à défaut, donner Hautefort à la France, ce qui, pour elle et son entourage, justifiait le dessein visant à obtenir une aide substantielle de l’État : « Mme de Bastard, qui a pris la décision de faire soit une donation soit une fondation de Hautefort, préférerait de beaucoup le donner à la France soit par l’intermédiaire du département de la Dordogne, soit par tout autre organisme d’intérêt national. » M. Dumoncel, par ailleurs, informa M. Malraux de la création du comité « qui groupe sans distinction de partis toutes les personnalités politiques et économiques de la Dordogne » et lui demanda de « guider et conseiller Mme de Bastard dans le choix qu’elle est amenée à faire pour désigner le destinataire de la donation ou de la fondation » ainsi que les indications de l’intérêt que lui porterait l’État. Enfin, il précisa que, si Mme de Bastard voulait, sa vie durant, continuer à vivre à Hautefort, celle-ci prendrait toutes dispositions pour que cette donation soit accompagnée d’un capital qui en assure l’entretien après elle.

À la demande de M. Malraux, Mme de Bastard confirma ses intentions dans une lettre du 27 septembre 1968, qui fut rédigée en ces termes :

« Si la contribution des Beaux-Arts se conçoit à cause de la valeur artistique, historique et régionale de ce monument, la contribution du public m’amène à envisager dans l’avenir la réalisation d’un projet auquel j’avais déjà songé avant la catastrophe, en donnant au château une destination d’intérêt général. Je voudrais cependant qu’une Fondation future conservât à Hautefort sa qualité d’ouverture et de large accueil que mon mari et moi désirions lui donner, caractère que le public sentait particulièrement si j’en crois les innombrables témoignages que j’ai reçus émanant des habitants du bourg, de la région, d’amis et d’inconnus, tous bouleversés de ce désastre. 5 »

 

Démarches pour obtenir les aides de l’État, de la région et du département

Mme de Bastard et le comité comprirent que l’appel à la générosité du grand public ne produirait jamais un montant significatif et suffisant pour la réalisation des travaux nécessaires. L’intervention de la direction des Monuments Historiques était donc, en effet, la clef de voûte des efforts de Mme de Bastard et du comité.

Il y eut, certes, l’expression immédiate d’un soutien émanant des Monuments Historiques mais sa matérialisation fut vague et même un peu décevante pendant plusieurs mois. Début septembre, Raymond Rethore, député de la Charente, interrogea (à la demande de Mme de Bastard via les VMF) le ministère des Affaires culturelles sur la demande d’aide financière formulée par Mme de Bastard. Par lettre du 26 novembre 1968, une réponse (par l’intermédiaire du directeur de cabinet de M. Malraux) ne fut pas très encourageante :

« Mon Administration étudie actuellement dans quelles conditions pourront être réunis les moyens de financement des travaux à prévoir. Étant donné l’ampleur des dégâts, il n’est pas possible d’envisager une véritable restauration d’ici la fin de la période du Ve plan d’équipement. Cependant je puis vous dire que des solutions sont recherchées pour allouer dès 1969, une première dotation destinée à des mesures d’urgence. Il importe en effet, dans l’attente des travaux définitifs, d’empêcher une aggravation de la situation actuelle. 6 »

Sans attendre, Mme de Bastard, le comité, et l’architecte, M. Froidevaux, songèrent à une programmation des travaux en cinq tranches sur une période de plusieurs années. La première tranche, se rapportant à la réfection de la charpente et de la couverture, d’un montant estimé à 1 500 000 francs, fut prévue pour l’année 1969. Cette tranche ne fut pas seulement destinée à « empêcher une aggravation de la situation actuelle » comme l’envisagèrent les Monuments Historiques, mais constitua une véritable première étape pour la reconstruction du logis central. Pour cette tranche, il y avait 500 000 francs d’indemnisation des assurances ; la collecte publique et les subventions de l’État, du département et de la région devant faire le reste. Une véritable campagne visant à sensibiliser le public, les collectivités locales et, surtout, à motiver l’administration centrale s’imposa.

Dans cet objectif, Mme de Bastard fit également connaître ses intentions au département de la Dordogne et écrivit, le 25 octobre 1968, à M. Lacoste, président du conseil général, pour confirmer qu’elle entendait faire donation du château au bénéfice d’une fondation d’intérêt général. Elle s’enquerra également des sommes que le conseil général pourrait éventuellement allouer à la restauration de Hautefort 7. En réponse, M. Lacoste fit savoir que la commission des Finances du conseil général déterminerait la part que le département pourrait apporter à la reconstruction de Hautefort et ajouta : « Le peu d’empressement de l’État a causé une fort mauvaise impression sur mes collègues et, je le dis avec regret, leur zèle s’en ressent. Je pense les amener cependant à faire pour le mieux. 8 »

Quelques jours plus tard, M. Dumoncel écrivit à Gabriel Delaunay, préfet d’Aquitaine, pour amener la campagne au niveau régional. En vue d’obtenir une contribution du comité régional des Affaires culturelles (CRAC) pour la reconstruction de Hautefort, M. Dumoncel souligna le rôle considérable d’une participation de la région, facteur déterminant, selon lui, du concours de l’État :

« Les appuis régionaux qui nous sont apportés sont d’autant plus précieux que l’effort de l’État, jusqu’à un certain point, en dépend. 9 »

Début décembre, la contribution du CRAC de 100 000 francs, qui allait être allouée à la première tranche des travaux de restauration, fut autorisée.

La télé, les cartes postales et les timbres

Également début décembre 1968, la campagne de reconstruction de Hautefort marqua un point important avec l’émission Chefs d’oeuvres en Péril de Pierre de Lagarde, sur les ondes de l’ORTF, consacrée à Hautefort. M. Dumoncel et M. Lagrange oeuvrèrent beaucoup avec M. de Lagarde et l’ORTF pour assurer le succès de cette émission et obtinrent une diffusion à une heure de grande écoute au soir du 1er décembre 1968. Faisant suite à cette émission, la collecte de l’ORTF auprès des téléspectateurs fut de 150 000 francs. Le comité fit également imprimer une carte postale dédiée à l’aide à la reconstruction du château. Début 1969, la collecte totale des ventes des cartes et des dons du public (y compris la somme de l’ORTF) était de l’ordre de 285 000 francs.

En parallèle, le comité obtint également l’appui d’Yves Guéna, ministre des PTT, pour la création d’un timbre spécial à l’image de Hautefort. Par lettre du 9 décembre 1968, M. Guéna confirma que les ventes du « premier jour » seraient réservées à Hautefort 10, et une manifestation, pour célébrer l’émission du timbre, eut lieu à Hautefort le 5 avril 1969 avec la participation de M. Guéna.

 

La première tranche des travaux

L’élan de la campagne entraîna l’État et le département à suivre l’exemple du CRAC. En janvier 1969, M. Dumoncel rencontra M. Malraux qui accepta de porter la subvention annoncée des Monuments Historiques de 200 000 francs à 500 000 francs. Le conseil général proposa son concours de principe à hauteur de 100 000 francs.

Dans ces circonstances, avec un montant total de 1 485 000 francs 11 disponible ou promis, la première tranche des travaux put commencer au cours de l’année 1969. Le 21 janvier 1969, l’architecte, M. Froidevaux, confirma à Mme de Bastard que :

« les plans de Hautefort (études béton armé) sont en cours grâce aux documents très précis retrouvés dans les archives de Monsieur Charles-Henri Besnard 12. Le dossier pourra, je pense, être présenté à l’Administration pour le 15 mars, ce qui devrait permettre l’ouverture du crédit dans les premiers jours du second trimestre. Nous pourrons alors attaquer franchement les maçonneries avec le minimum de risques, et la somme disponible dont vous parlez (120 millions) permettra un chantier assez spectaculaire. »

 

La question de la Fondation

Si Mme de Bastard décida très vite, afin de justifier l’appel au public et le concours de l’État, que l’avenir de Hautefort serait lié à l’existence d’une fondation, une telle fondation n’était cependant pas envisageable sans la restauration du château et sans une dotation adéquate pour en assurer sa pérennité. La première étape fut, pour elle, de reconstruire, puis de créer une fondation avec les ressources appropriées. Elle réalisa très vite que ce double objectif coûterait très cher, bien au-delà de ses propres moyens. L’autre difficulté à laquelle elle fut rapidement confrontée fut celle de convaincre les pouvoirs publics de subventionner ce premier effort avant la création de la Fondation.

En effet, même si le concours du conseil général était, en principe, acquis, M. Lacoste, son président, y étant favorable depuis fin 1968, les membres du conseil général ne souhaitaient pas accorder leur concours uniquement sur la base d’un engagement de principe pris par Mme de Bastard visant à transmettre Hautefort à une fondation ou, à défaut, à une collectivité.

Lors d’une réunion du comité du 9 avril 1969, le docteur Queyroi, membre du conseil général, rappela que sa subvention était subordonnée à la décision relative au devenir du château. Mme de Bastard en fut consciente et écrivit à M. Lagrange : « On me presse (actuellement le Conseil Général) de trouver une désignation d’une future fondation. Hélas, cela ne s’improvise pas, et cela nécessite beaucoup d’argent, en plus des réparations. 13 » Le concours du conseil général à hauteur de 100 000 francs pour la première tranche fut, enfin, accordé définitivement en décembre 1969 14. En parallèle des discussions relatives à la création de la Fondation pour Hautefort, les travaux de gros oeuvre se poursuivirent en quatre autres tranches sans interruption jusqu’en 1976. Cette année-là, Mme de Bastard put de nouveau s’installer au château, ressuscité pour la deuxième fois.

 

Les peines d’un mécène pour l’oeuvre de sa vie

L’effort personnel de Mme de Bastard ne fut pas fait sans sacrifices. Elle traversa des moments de découragement. En octobre 1968, M. Dumoncel lui écrivit ces quelques lignes pour la soutenir :

« Je voudrais dire combien je pensais à vous en partant samedi soir, et à tout ce qu’il y a de cruel et de pénible pour vous dans toutes ces démarches et ces efforts qu’inspire la volonté de reconstruire Hautefort. J’admire votre courage, mais je comprends qu’il puisse s’accompagner de moments de dépression et de profond chagrin. 15 »

À maintes reprises, face aux coûts énormes et à la réticence de l’État et des collectivités, elle avança les sommes nécessaires à la poursuite des travaux. Dans une lettre adressée début 1973 au conservateur des Monuments Historiques, elle fit état de sa contribution personnelle de 1 200 000 francs (y compris 500 000 francs d’indemnités d’assurances) pour les deux premières tranches (1969-1972), et encore 1 280 000 francs pour le financement de la troisième tranche en cours :

« Il me serait difficile de dépasser ce chiffre sans compromettre irrémédiablement l’équilibre de ma fortune personnelle, que j’ai déjà sérieusement écornée. 16 »

Pour financer les quatrième et cinquième tranches, elle envisagea de contribuer à hauteur de 1 800 000 francs, montant provenant des dommages et intérêts qu’elle espérait obtenir des assurances contractées par les parents des jeunes filles responsables de l’incendie. Après une longue bataille judiciaire menée par Me de Richemont, cette indemnité fut, en effet, versée et contribua à la reconstruction du château. En revanche, en raison de la réticence et des limites budgétaires de l’État, les subventions n’étaient versées qu’après de longs délais. En demandant le concours des Monuments Historiques pour les quatrième et cinquième tranches, pour un montant de 1 265 000 francs, soit approximativement 35 % de ces tranches, elle nota :

« Vous voudrez bien tenir compte de l’effort que je fais, d’autant plus important que je supporte presque entièrement le financement de la deuxième et de la troisième tranche, alors que les subventions de l’État (après avoir porté sur la première tranche), ne prendront d’importance qu’en fin de travaux. C’est-à-dire que je supporte seule la suppression des intérêts et la perte de valeur de l’argent sur les années en cours. »

En tout état de cause, malgré ces difficultés et délais, les gros œuvres furent terminés dans les règles de l’art en 1976, avec une participation significative de l’État, de la région et du département. Le budget établi par M. Froidevaux au début de 1969 prévoyait un coût de 7 000 000 de francs pour la reconstruction du gros œuvre. Bien évidemment, le coût réel de ce chantier, étalé sur une période de 7 ans, fut supérieur. Le coût de la reconstruction du gros œuvre fut subventionné, environ, 35 % par les Monuments Historiques, 4 % par le département, 4 % par la région et 5 % par le public (un montant avoisinant 450 000 francs grâce aux dons collectés par l’ORTF, la vente des cartes postales et des timbres, et les dons de 626 individus, organismes, mairies et sociétés). Le solde, représentant 52 % environ du coût, fut supporté par Mme de Bastard (y compris les indemnités versées par l’assurance) 17.

 

Le château de Hautefort aujourd’hui.

La Fondation que Mme de Bastard songea à créer dès 1968 pour justifier le support de l’État et du public fut créée en 1984 et reconnue d’utilité publique en 1990.

Mme de Bastard fit donation à la Fondation, du château, de tout son contenu et de ses terres. La dotation de la Fondation, assurée initialement par Mme de Bastard, fut par la suite, afin d’en assurer sa pérennité, complétée par une donation de son neveu, Michel David-Weill, et sa femme, Hélène. Mme David-Weill a succédé à Mme de Bastard en tant que présidente de la Fondation. L’État et les collectivités régionale et locale sont représentés au conseil d’administration par quatre membres de droit 18.

Pour célébrer le quarantième anniversaire de la décision de reconstruire Hautefort, Mme David-Weill et son mari ont invité tous les résidents du canton de Hautefort à un vin d’honneur au château à la mémoire de Mme de Bastard le 2 novembre 2008. Évoquant le récit de Jean Secret, qui accompagna l’émission du timbre pour Hautefort, dans lequel il exprimait son espoir d’un miracle pour ressusciter Hautefort et lui rendre âme, Mme David-Weill ajouta :

« Ce miracle, Mme de Bastard l’a accompli, non pas seule mais avec vous tous qui d’une manière ou d’une autre avez contribué à cette renaissance… Elle aimait le Périgord, son pays d’adoption, comme elle aimait sa maison. Elle n’imaginait pas ce pays sans Hautefort, elle devait, elle se devait de lui rendre son joyau. » T. McD.

 

  1. Lettre du 27 septembre 1968 de Mme de Bastard au directeur de cabinet du ministre d’État chargé des Affaires culturelles.
  2. David David-Weill, né à San Francisco aux États-Unis, était le fils d’Alexandre Weill qui, avec ses cousins Lazard, furent les fondateurs de Lazard Frères et Cie. David Weill fut autorisé par décret du 7 avril 1929 à ajouter son prénom à son nom pour lui et ses fils. Sa fille Simone, quatrième de sept enfants, était déjà mariée au baron Henry de Bastard et n’a jamais utilisé le nom double.
  3. Note 1, infra.
  4. Mme de Bastard fut la déléguée pour la Dordogne des VMF. L’incendie du château de Hautefort la nuit du 30 au 31 août 1968.
  5. Lettre du 27 septembre 1968 de Mme de Bastard au directeur de cabinet du ministre d’État chargé des Affaires culturelles.
  6. Lettre du 26 novembre 1968 du directeur de cabinet du ministre d’État chargé des Affaires culturelles à M. Rethore.
  7. Lettre du 24 octobre 1968 de Mme de Bastard à M. Lacoste. Une autre lettre, dans les mêmes termes, a été envoyée à la même date à M. Mignon, préfet de la Dordogne.
  8. Lettre du 17 novembre 1968 de M. Lacoste à Mme de Bastard.
  9. Lettre du 22 novembre 1968 de M. Dumoncel à M. Delaunay, préfet d’Aquitaine.
  10. Lettre du 9 décembre 1968 de M. Guéna à Mme de Bastard.
  11. Financement de la première tranche : 500 000 francs des assurances, 500 000 francs des Monuments Historiques, 285 000 francs du public, 100 000 francs du CRAC, 100 000 francs du conseil général.
  12. M. Besnard était le prédécesseur de M. Froidevaux qui assura les travaux de restauration du château après la seconde guerre mondiale.
  13. Lettre du 21 décembre 1968 de Mme de Bastard à M. Lagrange.
  14. Lettre du 12 décembre 1969 de M. Lacoste à M. Lagrange.
  15. Lettre du 7 octobre 1968 de M. Dumoncel à Mme de Bastard.
  16. Lettre du 3 janvier 1973 de Mme de Bastard au conservateur des Monuments Historiques. Pour financer sa contribution à la restauration de Hautefort, elle vendit deux tableaux hérités de la collection de son père : une jeune fille de Renoir et un portrait par Ingres du marquis de Pastoret, qui se trouvent actuellement aux États-Unis à l’Art Institute of Chicago.
  17. Outre ses contributions au gros œuvre, Mme de Bastard assura sans aucune aide la réfection de l’intérieur des appartements où elle vécut jusqu’à sa mort en 1999.
  18. Un représentant du ministère de la Culture, un représentant du ministère de l’Intérieur, un représentant du conseil régional de l’Aquitaine et un représentant du conseil général de la Dordogne.